Kassad

Le premier cri de la vie retentit, strident, dans tout le vaiseau-hôpital.

Le bébé se vidait les poumons du liquide utérin en ouvrant sa petite bouche au maximum de sa capacité. La mère en sueur soupira de bonheur et surtout de soulagement. Le cordon ombilical fut promptement coupé avec le scalpel à lumière cohérente froide. Automatiquement, le robot-accoucheur continua une séquence mille fois répétée : prise des mensurations du nouveau-né (poids, taille...), nettoyage et mise à la disposition de la maman. Pleurant ce qu'il lui restait de liquide, Karima serra son fils contre son coeur, attendant la fin de ses cris pour la première tété.

Sadi entra à ce moment là, pâle, tremblant, mais heureux. Il avait suivi la naissance par holovision, se retournant dès qu'il n'y pouvait plus tenir, supportant mal la vue du sang.

Le couple Kin-Sasha était très connu sur Draida, une petite planète agricole aux frontières de l'Empire. La réussite du commerce du mari dans l'élevage fut spectaculaire, tandis que sa femme enseignait l'archéologie à la seule université de la planète. La source de revenus ainsi produite contribuait largement à un confort de vie qui situait les Kin-Sasha dans une bourgeoisie absolue et incontestée. Possédant plusieurs sociétés, Sadi maniait la négociation aussi bien qu'il connaissait les Tripoducas. L'exportation était devenue possible dès que l'astroport fut terminé. Le commerce extérieur, pourtant, était difficile à cause de la situation planétaire de Draida. Située dans un système à double étoile, le nombre de planètes habitables était restreint et peu de cargos commerciaux se risquaient à venir; l'attraction de la double étoile était trop importante et perturbait le saut supraluminique. Le nombre d'accidents enregistrés était assez élevé pour être dissuasif.

Le commerce intérieur absorbait de ce fait 80 % de la production de Sadi-Tridu, le nom du groupe des sociétés de Sadi.

Le climat de Draida était largement favorable à l'élevage des Tripoducas, ensoleillé la plupart du temps. Les conséquences sur le paysage étaient sans surprise : des plateaux à perte de vue, découpés en carré ou rectangle de diverses couleurs, agrémentés ça et là de forêts et de lacs. La monotonie qui s'en dégageait était à peine rompue par des collines éparses de faible altitude. L'urbanisation de ces régions était donc proscrite par protectorat, ce qui n'empêcha pas la capitale de la planète, Galactus IV, de se développer assez rapidement. Contrastant avec la campagne environnante, la ville de fer cassait la courbe presque parfaite de l'horizon avec ses structures métalliques et froides. Le centre administratif de la planète, dans le coeur de Galactus IV, comprenait plusieurs des plus hautes tours de la ville accolées par leurs angles. Leur aspect était plus que médiocre et reflétait bien la rigueur des architectes impériaux. Le reste de la cité se répandait comme une tache d'huile autour de l'administration dans un chaos rendu cohérent par la rectitude des rues. Comme dans la plupart des villes, Galactus IV comprenait ses quartiers chauds et ses bas-fonds, ses quartiers bourgeois et ses vitrines. L'Empire n'était pas très actif sur Draida. Il regardait cette planète comme une source de revenus comme une autre, l'impôt sur les transactions commerciales étant assez conséquent. La police locale avait peu à peu supplanté la police impériale, qui n'intervenait que dans les gros conflits. La vie se déroulait plus ou moins paisiblement, les éventuelles révoltes étant étouffées dans l'oeuf de manière radicale et exemplaire. La petite criminalité atteignait un taux normal, sans être alarmant. Le commerce au noir était présent, sans être débordant. Les polices locales et impériales fermaient les yeux, sachant que l'économie passait aussi par ce biais là.

- Comment l'appelerons-nous ? demanda Sadi, un sourire de fierté accroché sur ses lèvres.
Il aimait déjà son fils pour ce qu'il était : son héritier. L'affaire Sadi-Tridu pourrait perdurer.
- Troublion ? proposa Karima.
- C'est curieux comme prénom. Ca sort de notre culture. Il est beau comme un prince, notre fils. Pourquoi pas Joan Sulkys ?
- Ca aussi, c'est curieux. Ca fait prince certes, mais aussi patriarche... Que penses-tu plutôt de... Childéric ?
- Lorsque tu prononces ce nom, j'ai comme une ombre de malheur qui me passe dans la tête.
- Trêves de réflexion : Karima et Sadi = Kassad. Un peu mathématique, non ?
- Oui, mais je trouve qu'il sonne très bien. On prend celui-ci. Bienvenu parmi nous, Kassad !
Sur ce, il prit délicatement son fils dans ses bras et le regarda pendant une longue minute. Une larme naissante grossissait au coin de l'oeil gauche de Sadi. Il s'empressa de la chasser et regarda sa radieuse femme : ils étaient heureux.

L'éducation de Kassad était toute tracée et se déroulait normalement. Rapidement, les parents s'aperçurent de l'étonnante facilité avec laquelle Kassad apprenait. L'élevage n'était pas une activité de tout repos. Pourtant, dès l'âge de trois ans, Kassad adorait les Tripoducas et les maîtrisait sans presque aucun souci. Il savait leur parler pour les calmer avant l'abattage aux micro-ondes neuronales (consistant à faire bouillir le cerveau des bêtes vivantes). Le Tripoduca constituait un met excellent, d'autant que toutes les parties de son corps étaient comestibles. Les vertus aphrodisiaques de l'ongle central de la patte gauche d'un Tripoduca étaient reconnues dans l'Empire entier. Réduit en poudre, l'ongle s'ingérait par voie respiratoire et excitait le consommateur du produit à tel point que sa satiété sexuelle n'était atteinte qu'au bout d'une semaine.

Quelques mois après son quatrième anniversaire, Kassad était en train de parler à un Tripoduca qui allait se faire abattre. Il lui susurrait des mots incompréhensibles pour le rassurer avant l'ébullition cervicale. Le Tripoduca se calmait un peu, la tête enfermée dans une cage de verre isolée portant l'inscription "Moulinex". A droite de cette cage, un panneau de commandes affichait un compteur à rebours à chiffres digitaux ainsi qu'un variateur de puissance. Le compteur était fixé à 10 et décroissait à raison d'une unité par seconde. Quant au variateur, il était fixé sur la mention "Maximum".

Arrivé à 0, l'appareil émit un "Ding !" annonçant la fin du décompte ainsi que de la vie du Tripoduca. La bête partit dans un grand râle d'une puissance fantastique mais Kassad avait ses protège-oreilles réglementaires. Les yeux furent les premières victimes du micro-ondes. Ils s'exorbitèrent en même temps, dans un "Plop" organique et fumant. La matière cervicale commençait à sortir violemment par une petite fissure de l'orbite droit. La pression du cerveau en ébullition était telle que la boîte crânienne se fendilla en plusieurs endroits, pour enfin exploser comme une courge pourrie projetée sauvagement sur un rocher de granit. La cage était tapissée de matière cervicale, mélangée à du sang vert et à des poils de fourrure : l'animal était mort dans de courtes mais atroces souffrances. Ainsi va le trépas du Tripoduca.

Kassad retira ses protège-oreilles et commença à dépecer le corps de l'animal lorsqu'il entendit un cri strident venant de chez lui. Rapidement, il sortit de l'abattoir, le coeur battant car il avait reconnu la voix de sa mère. Ce qu'il vit le fit stopper sur place.

Un vaisseau de taille modeste était posée à côté de la maison. Deux hommes tenaient sa mère : un par les bras et l'autre par les jambes. Son père était allongé sur le sol près de la porte du salon, la tête ensanglantée. L'homme qui tenait les jambes mettait de grands coups de boutoir à la mère de Kassad. Il avait sur le nez un reste de poudre d'ongle de Tripoduca. Kassad regardait, pétrifié, la scène qui resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Et surtout, il encra dans sa tête l'emblème du vaisseau : celui de l'Empire.

Après leur besogne, les deux compères rirent grassement et décapitèrent Karima d'un coup de blaster lourd dans sa narine gauche. Ils embarquèrent ensuite des caisses volées de poudre d'ongle et décollèrent sans autre forme de procès.

Kassad, que la panique étouffait presque, réussit à retrouver l'usage des ses membres inférieurs pour se précipiter à côté de son père. Il cria "Papa !" de nombreuses fois tout en le secouant et pleura à chaudes larmes. Son père se réveilla faiblement et leva légèrement la tête. Lorsqu'il aperçut le reste du corps de Karima, il sombra de nouveau dans l'inconscience.

L'enquête rapide et désordonnée de la milice impériale avait révélé que les deux hommes n'étaient qu'un grain de sable dans une organisation de contrebande de poudre d'ongle. L'emblème impérial du vaisseau ne fut mentionné nulle part dans le rapport d'enquête. Sadi se demandait comment le vaisseau des contrebandiers avait pu atterrir sans autorisation et comment ils ont su qu'il possédait de la poudre d'ongle. L'enquête fut close sans apporter de réponses à ces questions. Au-delà de celles-ci, Sadi et Kassad pleurèrent Karima pendant quelques années, puis une résolution farouche remplaça la tristesse passive.

Sadi continuerait son affaire comme avant mais dans le seul but un jour de faire profiter la Rébellion de ses gains colossaux. Kassad mit à profit sa faculté d'apprentissage pour s'aguerrir dans les armes et les stratégies militaires. Sa vie n'aurait qu'un but désormais : venger sa mère. Il en voulait à l'Empire, responsable selon lui de cette tragédie. Il s'entraînait tous les jours, ne négligeant pas pour autant son travail aux côtés de son père ni ses études à Culturae. Grâce à l'argent de Sadi, il s'achetait armes et renseignements sur l'Empire. Il découvrit l'existence de la Rébellion et su aussitôt qu'elle serait l'instrument de sa vengeance...


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Dernière mise à jour : 14/12/2000